De la manière dont les nombres complexes sont généralement introduits, tout laisse à supposer qu'ils ont été découverts à l'occasion de l'étude des équations du deuxième degré . Rien n'est moins vrai ! En effet quel inconvénient y a-t-il à travailler sur les réels ( sans faire de complexes ! ) lorsque l'on se borne au second degré ? Les équations ont 0, 1 ou 2 racines; une droite ne coupe-t-elle pas une conique en 0, 1 ou 2 points ? Rien dans tout cela ne suggère une extension du corps des réels.
En fait c'est à l'occasion de l'étude des équations du 3e et 4e degré au XVIe siècle ( Cardan , Tartaglia , Bombelli,... ) que naquirent les nombres complexes. Bien plus tard Hamilton inventa les quaternions qui généralisent, d'une autre manière, les nombres complexes. Voyons la méthode qu'on utilisait à l'époque pour résoudre une équation du 3e degré \(ax^3+bx^2+cx+d=0\).
Remarquons tout d'abord que \(a\) n'est pas nul ( sinon l'équation est du 2e degré ! ) et que la somme des racines vaut \(-b/a\); il suffit donc d'augmenter chaque racine de \(b/3a\) pour que la somme soit nulle; on peut ainsi finalement se ramener à l'équation \(x^3 + px + q = 0\). Posons, sans grande justification, \(x = u + v\); il vient:
\[u^3 + 3u^2v + 3uv^2 + v^3 + p( u + v ) + q = 0 \]c'est-à-dire:
\[ u^3 + v^3 + ( 3uv + p )( u + v ) + q = 0 \]Utilisons à présent la souplesse que nous avons introduite, en remplaçant l'inconnue \(x\) par les 2 inconnues \(u, v\). Pour simplifier cette équation; annulons le terme en \(u+v\) et il reste :
\[ 3uv+p=0\\u^3 + v^3 + q = 0 \]ce qui peut s'écrire :
\[ u^3v^3 = -p^3/27 \\ u^3 + v^3 = -q \]Connaissant la somme et le produit de \(u^3\) et \(v^3\), on les obtient comme solutions d'une équation auxiliaire du 2e degré :
\[ t^2+qt-p^3/27 = 0 \]Connaissant \(u^3\) (par exemple), chacune des racines cubiques correspondra à une racine cubique de \(v^3\), car \(uv=-p/3\). On obtiendra ainsi les 3 racines de l'équation. Oui ! mais... nous avons parlé des 3 racines cubiques et cela implique l'utilisation des complexes, sinon on n'obtient qu'une seule racine et encore, pour cela, faut-il que \(u^3\) soit réel !
Pour mieux voir ce qui se passe nous allons choisir 3 exemples d'équations du 3e degré (sans terme du 2e degré) en partant de leurs racines. Tout d'abord une équation n'ayant qu'une racine réelle :
\[ (x+2)(x^2-2x+2)=0 ~~~~~\text{ou}~~~~~ x^3-2x+4=0 \]ensuite une équation ayant une racine réelle et une deuxième racine réelle double :
\[ (x+2)(x-1)^2=0 ~~~~~\text{ou}~~~~~ x^3-3x+2=0 \]et enfin une équation ayant 3 racines réelles :
\[ (x+2)(x-3)(x+1)=0 ~~~~~\text{ou}~~~~~ x^3-7x-6=0 \]Appliquons la méthode décrite plus haut à la première équation \(x^3-2x+4=0\). On obtient \(u^3\) et \(v^3\) comme solutions de l'équation: \(t^2+4t+8/27=0\), d'où les 2 racines \(-2\pm 10\sqrt{3}/9\), dont les racines cubiques valent \(-1\pm \sqrt{3}/3\), donnent pour somme -2, la racine réelle l'équation. Tout se passe bien !
Passons à l'équation \(x^3-3x+2=0\). L'équation auxiliaire est \(t^2+2t+1=0\) qui possède -1 comme racine double \(u=v=-1\) et \(x=-2\). Mais où est passée la racine double \(x=1\) ? Bizarre !
Considérons finalement l'équation \(x^3-7x-6=0\) qui possède 3 racines réelles \(x=-1,-2\) et \(3\). L'équation auxiliaire est: \(t^2-6t+343/27=0\) et, catastrophe, cette équation n'a pas de racine réelle ! Pourtant l'équation du 3e degré possède 3 racines. Que se passe-t-il ? Si l'on tente de résoudre l'équation en \(t\) en travaillant formellement, on trouve les solutions \(t=3\pm 10\sqrt{-3}/9\) dont il faut extraire les racines cubiques. Calculons-les, mécaniquement, sans trop nous soucier du sens à attribuer à \(\sqrt{-3}\). On obtient pour \(u\):
\[ 3/2+\sqrt{-3}/6, ~~~~~~~ -1/2-5\sqrt{-3}/6 ~~~~~\text{et}~~~~ -1+2\sqrt{-3}/3 \]En calculant les valeurs correspondantes pour \(v\) et en sommant on trouve bien les 3 racines \(3,-1,-2\).
Bien entendu, il a fallu prendre des précautions et, par exemple, ne pas trop manipuler le symbole \(\sqrt{-1}\). Chacun connaît le paradoxe:
\[ \small{ \frac{1}{\sqrt{-1}}=\frac{\sqrt{-1}}{\sqrt{-1}\sqrt{-1}}=\frac{\sqrt{-1}}{\sqrt{1}}=\sqrt{-1} ~~~~ \text{donc} ~~~~ \sqrt{-1}\sqrt{-1}=1} \]Cela mis à part, les nombres complexes se manient comme les réels. Cependant, une propriété des réels disparaît: il n'y a plus d'ordre ! Avec deux réels \(a\) et \(b\), on disait que \(a\) était supérieur à \(b\) si \(a-b>0\). Cela n'a plus de sens avec les complexes; en effet prenons un exemple et calculons comme s'il s'agissait encore toujours de nombres réels.
Supposons que \(i\) soit positif: \(i>0\). Puisque i est positif, nous pouvons multiplier les deux membres de cette inégalité et nous obtenons \(i^2>0\) ou encore \(-1>0\). Donc nous nous sommes trompés et \(i<0\). Peut-être, mais... Si \(i<0\), quand nous multiplions les deux membres de cette inégalité par \(i\), il faut alors changer le sens de l'inégalité et nous obtenons \(i^2>0\) et à nouveau ce n'est pas possible. Il est donc impossible d'établir sur les nombres complexes un ordre compatible avec les propriétés habituelles des réelles. Ce n'est pas un drame; nous perdons l'ordre mais en revanche nous gagnons bien d'autres facilités.
Il se fait qu'historiquement, c'est la contradiction entre d'une part, l'existence des 3 racines, et d'autre part la non-existence des racines de l'équation auxiliaire, qui a conduit à la découverte des nombres complexes.
Remarquons que cette voie n'est pas un cas isolé dans l'histoire des sciences; que l'on songe au principe d'inertie de Galilée , à la relativité restreinte d' Einstein (invariance de la vitesse de la lumière), à la mécanique quantique (seuils d'énergie), à la théorie des ensembles (hypothèses du continu) etc.
Il semble, hélas, qu'à l'heure actuelle les mathématiciens évitent trop souvent de s'intéresser aux contradictions; ils ont tendance à les rejeter. Pourtant elles sont génératrices de progrès et, heureusement, existeront toujours.